Expropriation: Comment la jurisprudence combat l’abus de pouvoir
«L’expropriation pour cause d’utilité publique engendre un coût financier et social lorsque la loi n’est pas respectée par l’administration», prévient l’Agence judiciaire du Royaume (Cf. L’Economiste n°5693 du 7 février 2020). La justice joue un rôle déterminant lorsqu’un propriétaire se déclare victime d’un abus de pouvoir. Les juridictions administratives «sont de plus en plus sévères» vis-à-vis des expropriations illégales initiées par l’Etat.
La Cour de cassation a présenté, en février 2019 au Salon international du livre à Casablanca, des jurisprudences où est en jeu la loi n°7-81 relative à l’expropriation pour cause d’utilité publique et à l’occupation temporaire (Cf. L’Economiste n°5709 du lundi 2 mars 2020). Comment ses magistrats ont réagi face aux actes abusifs? Voici quelques échantillons jurisprudentiels.
■ Une expertise pour fixer l’indemnité contestée
Le transfert d’une propriété privée expropriée au patrimoine foncier de l’Etat peut être contesté. Deux cas de figure se présentent. Premier scénario, le recours à la justice contre ce transfert n’est pas possible lorsqu’il a été opéré dans les règles de l’art. Second scénario, une action en justice est par contre valable lorsqu’un propriétaire conteste le montant de l’indemnité versé par l’Etat. «Une expertise permet d’évaluer le bien au coeur du contentieux et de chiffrer par conséquent l’indemnisation», selon la Cour de cassation.
Cette expertise judiciaire s’appuie obligatoirement sur plusieurs critères.
Ils sont fixés par l’article 20 de la loi sur l’expropriation: dommage actuel et certain directement causé par la procédure engagée par l’Etat, fixation de l’indemnité d’après la valeur de l’immeuble au jour de la décision prononçant l’expropriation…
■ Le montant de l’indemnisation déposé au tribunal ou à la CDG
Peut-on exécuter le jugement d’expropriation alors que le montant de son indemnisation est contesté par le propriétaire? «Dans ce cas là, il existe une exception aux règles générales de droit. La décision d’indemnisation est exécutée même lorsqu’elle est rendue par le tribunal administratif de première instance. Le contestataire dépose toutefois une caution auprès de la justice. Elle couvre la différence entre le montant de l’indemnité versé au propriétaire et la somme qu’il réclame», selon la Cour de cassation. Objectif, protéger les droits du propriétaire tout au long de la procédure judiciaire: 1re instance, appel, cassation.
Que faire si le bien n’a pas de titre foncier ou est en cours d’immatriculation à la conservation foncière? «L’administration doit déposer les fonds d’indemnisation auprès de la Caisse de dépôt et de gestion (CDG). L’argent sera versé aux bénéficiaires lorsque le véritable propriétaire du bien est formellement identifié», selon une jurisprudence constante. L’établissement du titre foncier permet de reconnaître le droit de propriété d’une personne et de le faire valoir à l’égard des tiers.
■ La valeur d’un bien fixée à partir de la date de la plainte
Quelle date retenir pour fixer la valeur d’une propriété immobilière? «C’est la date de dépôt de la plainte qui est retenue et non pas celle du prononcé du jugement», estime la Cour de cassation. En matière d’indemnisation, «le pouvoir discrétionnaire du juge doit être motivé par des arguments objectifs et réels comme les prix de vente pratiqués dans le voisinage du bien exproprié». D’où l’importance de l’expertise judiciaire lorsqu’elle est juste. La pratique démontre que tous les experts ne se valent pas. L’Agence judiciaire du Royaume recommande aux administrations de «choisir des experts crédibles, ayant une bonne réputation, d’enquêter préalablement sur l’expert judiciaire» qui sera désigné par le tribunal.
■ Voie de fait: arrêt des travaux, expulsion, logements de fonction…
Le juge administratif lutte de plus en plus contre l’expropriation abusive et la voie de fait. Et ce, face à une administration qui s’approprie un bien immobilier sur la base d’une procédure viciée (expropriation abusive) ou sans aucun droit (voie de fait).
«Si elle entame des constructions, le propriétaire peut engager une action en référé (urgente) devant le président du tribunal administratif. La justice a décidé dans ce type de cas d’arrêter les travaux», précise le haut magistrat Hamid Oueld El Blad.
Que faire si la voie de fait a porté sur un terrain nu? Il arrive qu’une commune par exemple l’ait exploité comme un marché hebdomadaire, une place de parking… La Cour de cassation opte pour l’expulsion de l’administration fautive.
Il arrive aussi que le terrain a servi à construire des logements de fonction. S’il y a voie de fait, la justice «ne considère pas ces bâtiments comme un bien public. Ses magistrats s’orientent vers l’élargissement des exceptions prévues par la loi sur l’expropriation afin de protéger le droit de propriété», selon le magistrat.
■ Une contre-offre du propriétaire pour éviter l’expropriation
Un décret signé par le chef du gouvernement déclare l’expropriation d’une propriété privée pour cause d’utilité publique. Il est possible d’engager un recours contre ce texte réglementaire devant la Cour de cassation. Le propriétaire peut soulever ainsi l’abus de pouvoir. Le juge administratif s’appuie sur la théorie des équilibres afin de trancher le litige. Il va soupeser les avantages d’un projet pour un besoin public et la possibilité pour le propriétaire d’investir lui-même dans ce projet. Cela a été le cas d’un bien exproprié pour y édifier une école publique. Son propriétaire a initié une contre-offre consistant à bâtir sur son terrain un établissement éducatif privé.
Un magistrat témoigne
Hamid Oueld El Blad revient sur quelques épisodes marquants des 30 dernières années d’histoire judiciaire. Ce magistrat à la chambre administrative de la Cour de cassation cite les discours royaux, allant de mai 1990 à 2016, sur l’Etat de droit, les juridictions administratives créées en 1994 et l’équité qui doit guider l’administration dans ses rapports avec les citoyens. Il y a les lois aussi pour contrer les expropriations abusives et protéger le droit de propriété. Ainsi en est de «l’article 35 de la Constitution de 2011 qui garantit le droit de propriété, du code pénal, du code des droits réels (article 23)…», rappelle le praticien en rendant hommage à ses pairs. «Le juge administratif a eu des positions historiques dans la protection des droits et libertés fondamentaux», assure le juriste.
F.F.